Entretien avec Orhan Pamuk (Le Monde)

Le Monde, jeudi 1 avril 2004
Supplément « Le Monde DES LIVRES »

RENCONTRES Idées

Orhan Pamuk, écrivain turc et citoyen engagé : « Il faut débattre d’une définition de l’Europe »

Propos recueillis par Nicolas Monceau

 

Né en 1952, Orhan Pamuk vit à Istanbul. Auteur de romans best-sellers en Turquie, il connaît la consécration avec Le Livre noir (Gallimard, 1995). Mon nom est rouge (Gallimard, 2001), intrigue criminelle au coeur de l’Empire ottoman, a obtenu le prix du Meilleur livre étranger 2002. En 2003, il recevait à Dublin le prix Impac. Mais Pamuk est aussi un observateur attentif de l’évolution politique de son pays, adoptant des prises de position courageuses sur le problème kurde ou la liberté d’expression. Nous l’avons interrogé sur l’actualité, en France et en Turquie.

Quel est votre regard sur la question du voile depuis la Turquie ?

C’est un problème accablant qui porte atteinte à la démocratie en Turquie depuis vingt ans. Quiconque pense avoir une solution simple et raisonnable à ce problème est un imbécile. J’ai une fille de 12 ans. Je détesterais et lutterais contre tout Etat ou institution « islamiste » qui la contraindrait à porter un voile. Mais je la défendrais tout autant si elle le portait de sa propre volonté et si un Etat – français ou turc – l’obligeait à l’ôter. Il y a quelques années, une poignée de gauchistes et de libéraux ont réalisé que le mauvais traitement exercé par les gouvernements turcs sur leurs « filles voilées » était dû, en partie, au modèle de l’Etat jacobin français qu’ils avaient tenté d’importer.

Aujourd’hui, ce n’est pas une surprise de voir la France confrontée à ce problème. Bien sûr, c’est une question « mineure » en France, parce que les musulmans sont minoritaires et que le problème se limite aux lycées. Derrière la notion d’Etat jacobin se trouve une idée très démodée du nationalisme. L’arrogance des élites dirigeantes de la Turquie et l’intolérance des classes supérieures occidentalisées ont mis de l’huile sur le feu. Souvent, j’ai constaté que le radicalisme des hommes – laïques ou islamistes – dramatisait le problème du voile mais que seules les femmes en souffraient.

Le Conseil européen se prononcera sur la candidature de la Turquie à l’UE en décembre. Qu’en pensez-vous?

Je souhaite que la Turquie intègre l’UE. Je critique depuis longtemps l’Etat turc et les différents gouvernements pour avoir échoué à améliorer les droits de l’homme. Cependant, le Parlement turc a adopté tant de nouvelles lois susceptibles d’apparaître, en comparaison avec le passé, comme des réformes démocratiques que l’UE devrait y répondre. Le gouvernement turc devrait être plus coopératif sur Chypre. Mais s’agit-il là des véritables enjeux ? Ou devons-nous débattre avant tout d’une définition de l’Europe ? Se prépare-t-elle à un avenir multiethnique et multireligieux ou à une civilisation chrétienne fondée sur l’histoire et le nationalisme ? J’aimerais que les Européens adoptent une position au sujet de leur idée de l’Europe alors que la Turquie frappe à sa porte.

Etes-vous un écrivain « politique » ?

Lorsque j’écrivais mes premiers romans au milieu des années 1970, la culture occidentale diffusait deux images de l’écrivain : l’auteur « engagé » sur le modèle de Zola et Sartre, et celui qui écrit pour la beauté de l’écriture, comme Proust ou Nabokov. J’ai tâché d’écrire à l’image de ces derniers, mais, avec la popularité, les sollicitations politiques se sont accrues. Durant la dernière décennie, j’ai signé des pétitions, écrit des essais polémiques. J’ai publié à Istanbul mon premier et dernier roman politique, Neige (2002). C’est un livre expérimental, humoristique et espiègle, que Gallimard va publier en 2005 et dans lequel le personnage principal, parce qu’il se sent coupable, trahit ses convictions profondes sur le style et sur la beauté en répondant aux sollicitations politiques qui l’accablent.

La politique est-elle une source d’inspiration pour l’écriture ?

Laissez-moi vous raconter une histoire amusante. Avant d’écrire Neige, j’ai été animé une seule fois d’une intention politique – qualifions-la de bonne et naïve – dans mon travail. Lorsque j’ai commencé à écrire Mon nom est rouge au début des années 1990, je prédisais que les « islamistes » seraient au pouvoir dans les dix ans. J’ai traduit la tension de notre société en la transposant dans le contexte ottoman du XVIe siècle. Je n’ai pas recréé nos intégristes religieux, ils existaient à l’époque à travers la controverse sur le café : les artistes peintres et les miniaturistes du Palais se rassemblaient et discutaient de politique dans les cafés d’Istanbul, ce qui suscitait l’opposition des fondamentalistes. C’était une controverse religieuse et intellectuelle de premier plan. Mais il m’a fallu huit ans pour terminer ce roman. Entre-temps, les « islamistes » avaient conquis le pouvoir et en avaient été expulsés par les militaires. Ma prédiction ne s’est pas révélée si fameuse, car tout était déjà fini. Je suis un artiste plutôt lent, en décalage par rapport à la politique. C’est la leçon que j’en ai tirée.